Chasse

 

Bear Valley était une ville ouvrière de huit mille habitants, fondée à l’apogée de l’industrialisation, qui avait connu son essor lors des années quarante et cinquante. Mais trois récessions ainsi qu’un dégraissage avaient eu des conséquences néfastes. Il y avait une usine de tracteurs à l’est et une usine de papeterie au nord, et la plupart de ses habitants travaillaient dans l’un de ces deux monstres. Bear Valley s’enorgueillissait de bonnes vieilles valeurs et ses habitants travaillaient dur, jouaient le plus sérieusement du monde et remplissaient le stade de base-ball sans se soucier que l’équipe locale soit première ou dernière de la ligue. À Bear Valley, les bars fermaient à minuit en semaine, la vente de charité de l’association de parents d’élèves et de professeurs était un événement, et la réglementation du port d’armes consistait à empêcher vos gamins de tirer avec quoi que ce soit de plus gros qu’un calibre 20. La nuit, les jeunes femmes qui marchaient dans les rues n’avaient à craindre que les sifflets des conducteurs de camion sur leur passage, de la part de types qu’elles connaissaient depuis l’enfance. Elles ne se faisaient pas assassiner par des étrangers ni entraîner, massacrer puis dévorer par des chiens sauvages.

On se sépara pour le trajet. Antonio et Peter se dirigèrent vers la partie ouest de la ville, où se trouvaient quelques immeubles à trois étages sans ascenseur et deux motels en bord d’autoroute. Ce qui signifiait qu’ils devaient avoir le meilleur secteur, car le cabot occupait probablement ce genre de logement provisoire, l’inconvénient étant que Jeremy leur imposait de chercher sous forme humaine, car ils ne pourraient pas se balader dans une résidence sous forme de loups.

Clay, Nick et moi devions ratisser la partie est, où nous espérions trouver le repaire du cabot. On prit ma voiture, une vieille Camaro que je trouvais toujours une excuse pour laisser à Stonehaven. Clay conduisait. C’était ma faute, en réalité : il m’avait défiée à la course jusqu’au garage. Mon ego avait accepté, mes jambes avaient perdu. On arriva en ville peu après 21 h 30. Clay me déposa derrière une clinique qui avait fermé à 5 heures. Je procédai à la Mutation entre deux bennes qui empestaient le désinfectant.

Changer de forme ressemble à toute autre fonction corporelle dans le sens où celle-ci se produit plus facilement quand le corps en a besoin. Un loup-garou qui ne se contrôle pas subit la transformation en deux circonstances : lorsqu’il est menacé et lorsque son cycle interne dicte ce besoin. Lequel se conforme vaguement aux cycles lunaires, même si ça a peu à voir avec la pleine lune. Nos cycles naturels sont à peu près hebdomadaires. Quand le moment approche, on en ressent les symptômes : agitation, démangeaisons, crampes internes, sensation écrasante de devoir agir en sachant que le corps et l’esprit ne trouveront pas le repos avant que ce soit fini. Ces signaux deviennent aussi reconnaissables que celui de la faim, et même s’il est possible de tout remettre à plus tard, le corps reprend bientôt le dessus et nous impose une Mutation. Et, toujours comme pour la faim, nous pouvons en anticiper les symptômes et satisfaire ce besoin à l’avance. Ou bien renoncer au cycle naturel et apprendre à nous transformer aussi souvent que ça nous chante. C’est ce que la Meute nous apprenait à faire, nous transformer plus souvent afin d’améliorer notre maîtrise et de nous assurer de ne pas attendre trop longtemps, car l’attente pouvait entraîner des effets secondaires désagréables, comme voir nos mains se transformer en pattes en plein milieu de nos courses à l’épicerie, ou encore, une fois devenu loup, nous laisser envahir par une rage frustrée et la soif de sang. À Toronto, j’ignorais l’enseignement de Jeremy et ne cédais à ce besoin qu’en cas de nécessité, en partie pour prendre de la distance par rapport à cette « malédiction », et en partie parce que c’était, en ville, un événement qui exigeait tant de prudence et de préparation qu’il m’épuisait trop pour que je le répète plus d’une fois par semaine. Si bien que, là encore, je manquais de pratique. J’avais muté pas plus tard qu’hier et je savais que ce serait l’enfer de recommencer moins de vingt-quatre heures après. Comme lorsqu’on fait l’amour sans préliminaires, soit ce serait extrêmement douloureux, soit je n’y arriverais pas du tout. J’aurais dû en avertir Jeremy quand il nous avait demandé de chasser sous forme de loups, mais je n’avais pas pu. Je me sentais, eh bien, un peu gênée. À Toronto, je le faisais le moins possible car j’en avais honte. Deux jours plus tard, je me retrouvais à Stonehaven, refusant d’avouer que je ne pouvais plus le faire aussi souvent que les autres à cause de cette honte. Encore une chose à même de me plonger dans une confusion permanente.

Il me fallut plus d’une demi-heure pour venir à bout de la transformation, soit trois fois le temps normal. Était-ce douloureux ? Eh bien, je n’ai pas une grande expérience des douleurs non liées à la métamorphose, mais je crois pouvoir affirmer qu’il m’aurait été moins pénible de me faire écarteler. Quand ce fut fini, je me reposai vingt bonnes minutes, reconnaissante d’avoir au moins été capable d’aller jusqu’au bout. À choisir entre subir le supplice de la Mutation et avouer à Clay et aux autres que je ne pouvais plus le faire à la demande, j’aurais choisi l’écartèlement sans hésiter. La douleur physique s’estompe plus vite que les blessures d’orgueil.

 

Je commençai par un quartier de vieilles maisons identiques et contiguës qui n’avaient pas été converties en appartements en copropriété et ne le seraient sans doute jamais. Il était 22 heures passées, mais les rues étaient déjà désertes. Les parents inquiets avaient arraché leurs enfants aux terrains de jeu plusieurs heures auparavant. Même les adultes s’étaient abrités au coucher du soleil. Malgré la tiédeur de cette nuit de mai, personne n’était assis devant sa maison ni ne jouait à marquer des paniers dans son allée. La lueur bleue et vacillante des téléviseurs traversait des rideaux tirés. Les rires préenregistrés des feuilletons transperçaient la nuit, aidant les nerveux à fuir la réalité. Bear Valley avait peur.

Je me faufilai le long des maisons, cachée entre les briques et les massifs d’arbustes. Devant chaque porte, je tendais le museau et reniflais, puis filais vers l’abri qu’offrait la série suivante de buissons. Je me figeais chaque fois que j’apercevais des phares de voiture. Mon cœur battait à toute allure sous l’effet de la nervosité et de l’agitation. Je prenais peu de plaisir à tout ça, mais le danger ajoutait un élément que je n’avais pas connu depuis des années. Si l’on me voyait, ne serait-ce qu’une seconde, j’aurais des ennuis. J’étais un loup qui rôdait dans une ville en proie à des cauchemars collectifs de chiens sauvages. Si ma silhouette se retrouvait projetée sur un store baissé, les fusils se braqueraient sur moi.

Plus d’une heure plus tard, j’étais à mi-chemin de ma quatrième allée quand un « clac-clac » régulier m’arrêta net. Je m’appuyai contre la brique fraîche et tendis l’oreille. Quelqu’un approchait sur le trottoir, en émettant des cliquetis à chaque pas. Clay ? J’espérais bien que non. Même si chasser ensemble serait plus amusant, Jeremy nous avait donné la consigne de travailler séparément afin de couvrir plus de terrain. Je m’arrêtai derrière un cèdre, jetai un œil à l’extérieur et vis une femme qui marchait à vive allure, claquant des talons sur le béton. Elle portait un uniforme dont la jupe de polyester couvrait à peine ses larges hanches. Serrant un sac à main en similicuir, elle avançait aussi vite que le lui permettaient ses talons de cinq centimètres. Tous les quelques pas, elle jetait un coup d’œil par-dessus son épaule. Je reniflai l’air et sentis une vague bouffée du parfum Obsession étouffé par la puanteur de la graisse et de la fumée de cigarette. Une serveuse qui rentrait chez elle après son service et ne s’était pas attendue à ce que les ténèbres soient déjà profondes à ce point. Lorsqu’elle approcha, je perçus autre chose. La peur. Une peur brute, reconnaissable entre toutes. Je priai pour qu’elle se mette à courir. Elle n’en fit rien. Avec un ultime coup d’œil craintif derrière elle, elle se précipita chez elle et verrouilla la porte. Je me remis au travail.

Quelques minutes plus tard, un cri retentit. Clay. Il n’employa pas le cri distinctif du loup, qui aurait certainement attiré l’attention, mais choisit d’imiter celui d’un chien solitaire. Il avait trouvé quelque chose. J’attendis. Quand j’entendis un deuxième cri, je m’en servis pour le localiser, puis me mis à courir. Je me cantonnai aux caniveaux, mais ne m’inquiétai pas trop de rester cachée. À cette vitesse, si des gens m’apercevaient, ils ne verraient qu’une ombre de fourrure pâle.

Je rencontrai un obstacle quand je rejoignis la route principale et compris que je devais la traverser. Peu d’habitants traînaient encore dehors, mais cette route principale se révéla être une autoroute, ce qui signifiait que des camions passaient de temps en temps à toute allure. J’attendis un intervalle assez grand entre deux semi-remorques pour m’élancer. Le secteur assigné à Clay se trouvait de l’autre côté, quartier peuplé de vieilles maisons datant de la guerre, et de duplex. Quand je tentai de flairer sa piste, j’en repérai une autre qui me fit freiner brusquement, si bien que mes pattes arrière dérapèrent et que je basculai en arrière. Je me secouai, maudissant ma maladresse, puis revins sur mes pas. Là, au croisement de deux rues, je sentis l’odeur d’un loup-garou que je ne reconnus pas. La piste était vieille mais nette. Il était passé ici plus d’une fois. Je balayai la rue du regard. Comme tout était calme dans la direction où j’avais entendu Clay, je changeai de cap et suivis la piste du cabot.

Elle conduisait à une maison de brique d’un seul étage munie d’un appentis en tôle d’aluminium. La cour était petite et le gazon fraîchement tondu, mais des mauvaises herbes lui disputaient l’espace. Des ordures s’entassaient près d’un des montants du portail, et leur odeur me fit grimacer. À en juger par les trois boîtes aux lettres de devant, il y avait là trois appartements. Toutes les lumières étaient éteintes. Je flairai le trottoir. Une odeur omniprésente de loup-garou l’imprégnait, au point que j’avais du mal à distinguer où se terminait une piste et où commençait la suivante. Mais certaines étaient plus récentes que d’autres, ce qui permettait de les différencier. Il passait régulièrement ici depuis plusieurs jours.

Surexcitée d’avoir trouvé le logement de mon cabot, je ne vis pas une ombre se glisser près de moi. Je levai la tête et aperçus Clay sous forme humaine. Il tendit la main et la passa dans la fourrure derrière ma tête. Je claquai des mâchoires et plongeai dans les buissons. J’en ressortis une fois redevenue humaine.

— Tu sais que j’ai horreur de ça, marmonnai-je en passant les doigts dans mes cheveux emmêlés. Quand je suis sous forme de louve, soit tu restes loup, soit tu respectes mon intimité. Ça ne m’aide pas si tu commences à me tripoter.

— Je n’étais pas en train de te tripoter, Elena. Et merde, même les plus petits gestes… (Il s’interrompit, inspira puis reprit :) Le cabot habite ici, dans l’appartement de derrière, mais il n’est pas là.

— Tu es entré ?

— J’ai jeté un œil en t’attendant.

Je regardai son corps nu, puis le mien.

— J’imagine que tu n’as pas pensé à chercher des vêtements pendant que tu poireautais.

— Tu t’attends à ce que je trouve des fringues sur une corde à linge à cette heure-là ? Désolé, chérie. Enfin bref, ça a quand même ses avantages. Si quelqu’un sort, tu pourras sans doute le dissuader d’appeler les flics.

Je m’étranglai de rire et me dirigeai vers la porte de derrière de l’appartement. Elle ne comportait qu’une serrure. Il nous suffit de tirer brusquement sur la poignée. J’avais à peine entrouvert la porte qu’une odeur fétide de viande pourrie me frappa de plein fouet. J’eus un haut-le-cœur et ravalai un besoin de tousser. Cet endroit évoquait un charnier. Enfin, pour moi. Un humain n’aurait sans doute rien senti.

La porte s’ouvrit sur un salon qui évoquait un stéréotype de logement de célibataire : vêtements sales abandonnés sur un canapé élimé, canettes de bière vides entassées dans un coin comme un château de cartes. Des cartons remplis de croûtes de pizza jonchaient une table dans un coin. Mais ce n’était pas la source de la puanteur. Le cabot avait tué ici. Aucune trace de corps, mais une odeur écœurante de sang et de chair pourrie le trahissait. Il avait ramené une femme chez lui, l’avait tuée puis gardée un jour ou deux avant de se débarrasser du cadavre.

Je commençai par la pièce principale, inspectai les placards et le dessous des meubles. Même si je ne reconnaissais pas l’odeur de ce cabot, je pourrais peut-être déduire son identité de quelques indices. Comme je ne trouvais rien, j’allai dans la chambre où je vis Clay par terre, en train de regarder sous le lit. Lorsque j’entrai, il en tira une mèche de cheveux à laquelle le cuir chevelu était encore attaché, la jeta de côté, et continua à chercher quelque chose de plus intéressant. Je regardai fixement cette trouvaille sanglante et mon cœur se souleva. Clay y prêta autant d’attention qu’à un Kleenex usagé, plus inquiet de se salir les mains qu’autre chose. Tout brillant qu’il était, il ne comprenait pas pourquoi tuer les humains était tabou. Il ne massacrait pas d’innocents, pas plus que monsieur Tout-le-monde ne ferait volontairement une embardée en voiture pour heurter un animal. Mais, si un humain représentait une menace, son instinct lui dictait de prendre les dispositions nécessaires. S’il évitait de tuer les humains, c’était uniquement parce que Jeremy le lui interdisait.

— Rien, dit-il d’une voix étouffée avant de ressortir. Et toi ?

— Même chose. Il est assez futé pour éviter de laisser chez lui des traces permettant de l’identifier.

— Mais pas assez pour éviter de toucher aux gens du coin.

— Héréditaire, mais jeune, dis-je. Il a l’odeur d’un nouveau, mais aucun loup-garou par morsure n’aurait ce genre d’expérience, donc il doit être récent. Et effronté. Papa lui a appris les bases, mais il n’a pas assez d’expérience pour se tenir à carreau ou rester à l’écart du territoire de la Meute.

— En tout cas, il ne va pas vivre assez longtemps pour acquérir cette expérience. Sa première gaffe aura été la dernière.

Nous finissions de ratisser l’appartement quand Nick franchit la porte, essoufflé.

— Je t’ai entendu appeler, dit-il. Tu as trouvé son appartement ? Il est là ?

— Non, répondis-je.

— On peut attendre ? demanda Nick, les yeux remplis d’espoir.

J’hésitai puis secouai la tête.

— Il nous sentirait avant même d’atteindre la porte. Jeremy nous a dit de ne tuer que si on pouvait le faire sans risque. Ce n’est pas le cas. À moins d’être un novice total, il va percevoir notre odeur en rentrant. Avec un peu de chance, il saisira l’allusion et quittera la ville. Si c’est le cas, on pourra le pourchasser plus tard et le tuer hors de notre territoire. Ce sera beaucoup moins risqué.

Clay se pencha vers le meuble de chevet, où il avait posé des objets tirés de sous le lit. Il me tendit deux pochettes d’allumettes.

— J’ai une petite idée de l’endroit où ce cabot passe ses soirées, dit-il. S’il est trop crétin pour se casser de cette ville avant qu’on se lance à sa poursuite demain soir, on le trouvera sans doute en train de chercher son repas dans les réservoirs à viande du coin.

Je regardai les pochettes d’allumettes. La première était au nom de Rick’s Tavern, l’un des trois seuls établissements du coin autorisés à vendre de l’alcool. La deuxième était un modèle brun et bon marché avec une adresse tamponnée au dos. Je mémorisai l’adresse car nous ne pouvions rien emporter, n’ayant rien pour l’instant qui fasse office de poches.

— On retourne chercher nos habits, dit Clay. Nick et moi, on a laissé les nôtres de l’autre côté de la grand-rue, près de l’endroit où on t’a déposée, alors on va pouvoir faire le gros du chemin ensemble. Tu veux muter dans la chambre ? On reste ici.

Mon cœur se mit à cogner.

— Muter ?

— Ouais, muter. Tu comptes regagner la bagnole à poil, chérie ? Remarque, ça ne me dérange pas, tant que personne ne se rince l’œil. Mais la traversée de l’autoroute risque d’être un peu délicate.

— Il y a des habits ici.

Clay s’étrangla de rire.

— Je préférerais être chopé à poil que porter les fringues d’un cabot.

Comme je ne répondais pas, il fronça les sourcils.

— Quelque chose ne va pas, chérie ?

— Non, c’est juste… Non. Tout va bien.

J’entrai dans la chambre, refermai presque complètement la porte afin de pouvoir sortir quand j’aurais réussi ma Mutation (ou si j’y parvenais). Heureusement, personne ne sembla s’étonner de ce besoin d’intimité. Aussi proches que soient les membres de la Meute, la plupart aimaient se transformer en privé. Comme toujours, Clay faisait exception. Il se moquait bien qu’on le voie muter. C’était à ses yeux un état naturel dont il ne devait donc pas avoir honte, même si les étapes intermédiaires vous transformaient en créature hybride aux allures de phénomène de foire. La vanité était un des nombreux concepts humains qui lui paraissaient bizarres et étrangers. Rien de naturel n’avait à être caché. Les verrous des salles de bains de Stonehaven étaient cassés depuis plus de vingt ans. Personne ne prenait la peine de les réparer. Certaines choses ne méritaient pas qu’on lutte contre notre nature. Mais les Mutations étaient l’exception.

Je me dirigeai de l’autre côté du lit afin que Clay et Nick ne puissent me voir à travers la porte. Puis je me laissai tomber à quatre pattes, me concentrai et espérai. Pendant cinq longues minutes, il ne se passa rien. Je me mis à transpirer et redoublai d’efforts. Plusieurs autres minutes passèrent. Je sentis mes mains se transformer en griffes, mais, lorsque je baissai les yeux, je ne vis que mes doigts très humains qui s’enfonçaient dans la moquette.

Du coin de l’œil, je vis bouger la porte. Une truffe noire avança dans la pièce. Un museau doré la suivit. Je me précipitai pour claquer la porte avant que Clay me voie. Il m’interrogea d’un son plaintif. Je répondis d’un grognement que j’espérais suffisamment canin. Clay grogna en retour et s’éloigna de la porte. Un répit, mais bref. D’ici moins de cinq minutes, il allait réessayer. Il n’était pas connu pour sa patience.

Je m’avançai en silence et entrebâillai la porte afin de l’ouvrir si je mutais (quand, par pitié, quand je muterais). Juste au cas où, je réfléchis à des solutions de secours. M’emparer de vêtements et sortir par la fenêtre ? Tandis que j’inspectais la minuscule fenêtre, ma peau se mit à picoter et à s’étirer. Je baissai les yeux et vis mes ongles s’épaissir, mes doigts raccourcir. Poussant un profond soupir de soulagement, je fermai les yeux et laissai la transformation s’effectuer.

On se faufila à travers le jardin de la maison pour ressortir du côté nord du secteur des fast-foods de Bear Valley, qui concentrait toutes les chaînes de restaurant connues où l’on pouvait passer commande sans quitter sa voiture. Après avoir traversé les parkings de derrière, on pénétra dans un dédale de ruelles sillonnant un bloc d’entrepôts. Une fois à l’abri des lumières, on se mit à courir.

Je fis bientôt la course avec Clay. C’était davantage un parcours du combattant qu’une course à fond de train, et on glissait dans les flaques et trébuchait sur des sacs-poubelle. J’avais pris la tête quand une poubelle se renversa au bout de la ruelle. On freina brusquement, tous les trois.

— Mais qu’est-ce que tu fous ? demanda une voix jeune et masculine. Regarde un peu où tu mets les pieds et bouge ton cul. Si mon vieux découvre que je me suis barré, il va clouer mon scalp à la porte de la remise.

Une autre voix masculine ne fournit pour toute réponse qu’un gloussement ivre. La poubelle fit crisser le gravier, puis apparurent deux têtes qui progressaient le long de la ruelle. Je m’avançai petit à petit parmi les ombres jusqu’à ce que ma croupe heurte le mur de brique. Je me retrouvai coincée entre un tas d’ordures et une pile de cartons. De l’autre côté de la rue, Clay et Nick reculèrent dans une entrée et disparurent dans le noir, où ne transparaissaient plus que les yeux bleus et luisants de Clay. Son regard passa de moi aux jeunes gens en approche, m’apprenant que les ombres ne faisaient pas leur boulot et que j’étais donc exposée. Trop tard pour me déplacer. Je ne pouvais qu’espérer que les garçons étaient trop saouls pour nous prêter attention lorsqu’ils passeraient en titubant devant nous.

Ils bavardaient mais leurs mots me traversèrent les oreilles comme du bruit blanc. Pour comprendre le langage humain sous cette forme, je devais me concentrer, tout comme je le ferais pour comprendre quelqu’un qui parlerait français. Je ne pouvais pas me soucier de ça maintenant. J’étais trop occupée à observer leurs pieds qui approchaient.

Lorsqu’ils longèrent le tas d’ordures, je m’accroupis, m’aplatissant au sol. Leurs chaussures parcoururent trois pas de plus, les rapprochant de ma cachette. Je me forçai à ne pas écouter, mais à scruter plutôt leurs visages pour interpréter leur réaction. Ils n’avaient pas plus de dix-sept ans. L’un des deux était grand, cheveux sombres, vêtu d’une veste en cuir, d’un jean déchiré et de bottes de combat, avec un tatouage autour du cou et des piercings dans les lèvres et le nez. Son camarade rouquin portait une tenue semblable, mais sans les tatouages et piercings, car il lui manquait le courage (ou la bêtise) de transformer une mode en défigurement permanent.

Ils s’éloignèrent en jacassant toujours. Puis le gamin aux cheveux sombres trébucha. Dans sa chute, il se tortilla, se retint à une poubelle et m’aperçut. Il cligna des yeux. Puis tira sur la manche de veste de son ami et me montra du doigt. L’instinct me poussait à contrer la menace par une attaque. La raison me forçait à attendre. Dix ans plus tôt, j’aurais tué les gamins à l’instant même où ils pénétraient dans la ruelle. Cinq ans plus tôt, j’aurais bondi dès que je me serais assurée que personne ne me voyait. Aujourd’hui encore, je ressentais ce conflit dans mes tripes, une peur qui contractait mes muscles, prêts l’assaut. C’était ça, cette lutte pour le contrôle de mon corps, que je détestais par-dessus tout.

Un grondement sourd résonna dans la ruelle. Lorsque j’en éprouvai les vibrations dans ma gorge, je compris que je grognais. Mes oreilles étaient collées contre mon crâne. L’espace d’une seconde, mon cerveau tenta de combattre l’instinct, puis comprit l’avantage de céder, afin de montrer aux gamins à quel point ils se trouvaient près de la mort.

Je retroussai les lèvres et grondai. Les deux garçons bondirent en arrière. Le rouquin se détourna et se mit à courir dans la ruelle, puis trébucha et s’affala parmi les ordures. Les yeux de l’autre le suivirent. Puis, au lieu de se précipiter vers lui, il plongea le bras dans le tas d’ordures. Lorsqu’il le retira, la lune fit briller quelque chose dans sa paume. Il se tourna vers moi, un tesson en main, tandis qu’un sourire confiant remplaçait la peur sur ses traits. Je vis bouger quelque chose derrière lui et levai les yeux pour découvrir Clay tapi. Les muscles de ses épaules étaient contractés. Je jetai un coup d’œil au gamin, puis bondis. Clay sauta. En plein vol, je parvins à esquiver le garçon et heurtai Clay en pleine poitrine. Heurtant le sol après un vol plané, on se mit à courir avec Nick sur nos talons jusqu’à rejoindre nos habits.

 

On regagna Stonehaven à 2 heures passées. Antonio et Peter n’étaient pas encore rentrés. Nous n’avions eu aucun moyen de les retrouver pour leur dire que nous avions déjà découvert où logeait le cabot. La maison était sombre et silencieuse. Jeremy n’avait pas veillé pour nous attendre. Il savait qu’on le réveillerait s’il s’était passé quoi que ce soit. On monta les marches à toute allure, Clay et moi, en nous chamaillant et en jouant des coudes pour nous disputer la première place. Derrière nous, Nick singeait notre bagarre mais restait sur nos talons. Atteignant le haut des marches, on fonça vers la chambre de Jeremy au bout du couloir. Avant qu’on l’atteigne, la porte s’ouvrit en grinçant.

— Vous l’avez trouvé ? demanda Jeremy, voix désincarnée dans le noir.

— On a trouvé où il loge, répondis-je. Il…

— Vous l’avez tué ?

— Nan, répondit Clay. Trop risqué. Mais on…

— Parfait. Vous me raconterez le reste demain matin.

La porte se referma. J’échangeai un coup d’œil avec Clay. Puis je haussai les épaules et me dirigeai vers l’autre bout du couloir.

— Il faudra juste que je te prenne de vitesse demain, dis-je.

Clay bondit et me plaqua contre le plancher. Il m’écrasa de tout son poids et me cloua les bras au sol avec un sourire aux lèvres, les yeux brillant toujours de l’excitation de la chasse.

— Tu crois ? Et si on le pariait au jeu ? C’est toi qui choisis lequel.

— Au poker, dit Nick.

Clay se tortilla pour le regarder.

— Et pour quel enjeu ?

Nick sourit.

— Comme d’habitude. Ça fait un bail.

Clay éclata de rire, se releva et me souleva dans ses bras. Quand on atteignit sa chambre, il me jeta sur le lit, puis se dirigea vers le bar pour nous servir des verres. Nick bondit sur moi. Je le repoussai et me relevai tant bien que mal.

— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai envie de jouer ? demandai-je.

— On t’a manqué, répondit Nick.

Il déboutonna sa chemise et la retira à grands gestes, s’assurant que j’aie une bonne vue sur ses muscles. Avec ces mecs-là, se déshabiller ressemblait à une parade amoureuse. Ils croyaient que la vue d’un beau visage, de biceps bien fermes et d’un ventre plat allait me transformer en masse d’hormones sans défense, désireuse de me prêter à leurs gamineries. Ça marchait la plupart du temps, mais la question n’était pas là.

— Whisky soda ? proposa Clay depuis l’autre côté de la pièce.

— Parfait, répondit Nick.

Clay ne me demanda pas ce que je voulais. Nick retira la pince de mes cheveux et se mit à me mordiller l’oreille, l’haleine tiède et légèrement imprégnée de l’odeur de son dîner. Je me détendis sur le lit. Tandis que ses lèvres descendaient le long de mon cou, je tournai la tête, fourrai le nez dans son cou et inhalai son odeur musquée. Je descendis jusqu’au creux de sa clavicule et sentis battre son cœur.

Nick bondit. Je levai les yeux et vis Clay qui appuyait un verre froid contre le dos de Nick. Il l’agrippa par l’épaule et l’éloigna brusquement de moi.

— Va chercher les cartes, dit-il.

— Où sont-elles ? demanda Nick.

— Cherche. Ça devrait t’occuper un moment.

Clay s’assit près de ma tête et me tendit un verre. J’en goûtai le contenu. Rhum Coca. Il vida une gorgée du sien, puis se pencha vers moi.

— Soirée parfaite, hein ?

— Ça aurait pu. (Je lui souris.) Sauf que tu étais là.

— Ce qui signifie que ce n’était que le début d’une soirée parfaite.

Lorsqu’il se pencha vers moi, ses doigts frôlèrent ma cuisse et glissèrent sur ma hanche. Son odeur épaisse, presque palpable, fit naître dans mon ventre une sensation de brûlure qui se diffusa lentement vers le bas.

— Tu t’es amusée, dit-il. Avoue.

— Peut-être.

Nick sauta de nouveau sur le lit.

— C’est l’heure des jeux. Vous vous en tenez à vos enjeux ? Le gagnant raconte à Jeremy ce qui s’est passé ce soir ?

Les lèvres de Clay esquissèrent lentement un sourire.

— Nan. Je choisis autre chose. Si je gagne, Elena sort avec moi, dans les bois.

— Pour quoi faire ? demandai-je.

Son sourire s’élargit, dévoilant de parfaites dents blanches.

— Quelle importance ?

— Et si c’est moi, je gagne quoi ?

— Ce que tu veux. Si tu gagnes, tu choisis ta récompense. Tu peux raconter à Jeremy ce qui s’est passé, ou te charger de la mise à mort demain, ou tout ce que tu voudras.

— Je peux me charger de la mise à mort ?

Il jeta la tête en arrière et éclata de rire.

— Je savais que ça te plairait. Bien sûr, chérie. Si tu gagnes, le cabot est à toi.

Je ne pouvais pas résister à une telle offre. J’acceptai donc de jouer.

Clay gagna la partie.

Morsure: Femmes De L'Autremonde, T1
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